AHMED BEN DHIAB A.B.D. PRODUCTION

BEN DHIAB AHMED

celebrazionefestival@alice.it 
 
 


 



Ahmed Ben Dhiab

POÈMES POUR RAOUDHA

Poèmes et dessins

Préface de Khal Torabully

Éditions L’Harmattan, Paris 2018

  

Ahmed Ben Dhiab chante pour Raoudha

Sept années bien sonnées se sont écoulées, depuis que je vous ai présenté «Fulgurances» recueil de fulgurants poèmes du poète Ahmed Ben Dhiab. Suivirent notamment en 2013 «Lune Andalouse» et en 2015 «Jamila dit». Puis-je pour autant me targuer de connaître sa poésie? Pas le moins du monde et pas plus que vous, quand même eussiez-vous lu tous ses livres. Chacun de ses recueils n’est en effet pas seulement nouveau, tout autre et différent des précédents par son contenu, mais également par sa conception, sa forme, son illustration et sa construction verbale. Ainsi, c’est une fois de plus le cas et peut-être davantage pour ce qui est de «Poèmes pour Raoudha» (1). Si ce n’était la constante d’un esprit vivant force 12, qui gonfle ses pages, ici d’imprévisibles tornades mnémoniques, là de quelques larmes amères, ailleurs encore de pétales de roses d’Ispahan sèches ou sempervirentes, c’est selon, j’eus pu ne plus le reconnaître, l’Ahmed fulgurant, l’Andalous, ou celui de Jamila.

Et ce d’autant plus, que l’univers qu’embrasse la poésie d’Ahmed Ben Dhiab est immense à s’y perdre. J’y étais pourtant préparé, car sa vastité se développe dans une extension géographique et spirituelle très proche de l’espace qui tourmente Tahar Bekri dans son «Désert au crépuscule», que j’ai présenté il y a peu dans ces colonnes (2). Cet espace aussi chargé d’un passé prestigieux qu’il est déchiré par un présent torturé, correspond à l’immense arc culturel musulman, qui va de Tachkent et Samarkand jusqu’à l’Atlantique berbère et – grandeur passée – son souvenir d’Al Andalous avec Séville et autres Grenade. Mais là s’arrête le rapprochement, car si le douloureux lamento de Tahar Bekri laisse peu de place à l’espérance, les chants d’Ahmed Ben Dhiab s’expriment en brefs éclairs de souffrance qui éclairent du même coup le chemin tortueux de l’espoir. Tout à l’opposé du fait religieux que le ressenti du mal soit tempéré chez d’aucuns par la résignation ou le fatalisme, il apparait plutôt pondéré chez Ahmed par une profonde intériorisation spirituelle. Aussi, les tourments qu’il expose dans ses vers cèdent plus souvent qu’à leur tour à la force quasi-rédemptrice de la spiritualité soufie du derviche, qui survole cet espace aimé. Je parle bien-entendu de cet espace cité plus haut, aussi dit «mère» dans ses poèmes, ou appelé «terre» sans jamais s’en détacher.

«... Le poème de Ben Dhiab renaît au cri du désespéré pour arpenter le parfum, la rose et les lieux de nos boucheries et illuminations quotidiennes…» écrit Khal Torabully (3) dans sa préface, qu’il appelle «avant-poème» et à raison, puisque troubadour lui-même, il y présente en poète son ressenti plein de l’essentiel du ressenti d’Ahmed. Et son ami Khal de poursuivre à ses côtés: «Un mouvement incessant entre l’intime du méditatif et l’explosif du dehors (...) Il y a certes de l’espoir, de la profondeur de l’espoir dans l’écho du signe mystique. Ici s’inscrit cet écho de l’autre (...) Hallaj, Khayyam, Ibn Arabi (...) Char, Lorca (...) Gaza, Homs, Damas. Chant des décombres, champ d’un impossible à dire...». Khal Torabully n’a que trop bien saisi le profond dualisme de la poésie de son ami Ahmed, mais le ramène avec bonheur à cette expression de l’indivisible «humain, trop humain» qui correspond par bien de ses aspects au poète lui-même, dont la religion quasi-agnostique chante l’esprit, tout en s’y fondant, et vomit le sectarisme.

Le premier des poèmes pour Raoudha exprime en une sublime concision déjà presque à lui seul le génie de tout le recueil, ou du moins le cerne et ce déjà avec ses deux premiers vers, «Madame la terre / chante en chacun de nous...» et de ses deux derniers, (chantés par Hawa) «... quand le monde / tout entier est poème». C’est la terre qui, Madame, i.e. femme, est la mère, donc le tout en nous tous et doit finir par s’élargir au monde en Hawa, le refus des règles. Ah, là, je risque gros et cherche déjà l’abri qui me protègera des foudres de l’auteur, mais somme toute pas davantage que vous-mêmes, amis lecteurs. Je le dis seulement au cas où il saurait lire dans vos pensées durant votre lecture de ses «Poèmes pour Raoudha», souvent passablement hermétiques, chargés de symboles et ponctués de noms et de rappels, à consonance politico-historique, pas toujours évidents. Ou bien, tout au contraire, sera-t-il tout heureux de se voir compris, de voir que j’ai et que vous avez saisi l’esprit de ce qu’il nous communique, accompagné d’ailleurs de nombreuses illustrations – en même temps dessins et calligrammes d’une exquise délicatesse? Vamos a ver!

Quant à la forme, à chacun sa vérité! C’est que la poésie d’Ahmed Ben Dhiab, jamais pareille à elle-même, n’est généralement pas (ou assez peu) figurative et, cette fois, moins que jamais. Alors!? Lui écrire pour lui demander de s’expliquer? (Sourire) Facile, puisque son adresse électronique figure dans son site Internet, que je cite en fin d’article. Mais pour ce qui est d’obtenir un éclaircissement, vous risquez une réponse genre «Lune andalouse» (4), c’st à dire «J’ai égaré mon chant / dans la maison de ma mère / car le soleil d’octobre / nous a fait ses adieux...». Et nous revoilà au point de départ. Somme toute, je préfère que nous restions entre nous. Je veux dire, pour reprendre des termes de ce monde des arts qui m’est cher, qu’il faut lire cette poésie, comme elle a, sans doute, été écrite: voguant les yeux presque bandés, pour mieux laisser parler le cœur, entre le surréalisme et l’abstrait, qu’il conjugue en une sorte d’«acte de foi». Et ce credo, Ahmed Ben Dhiab l’affirme à travers les sept derniers vers de sa page 51: «... le soufi aime / le chant noir et doré / du souffle brûlant / la voix braise d’amour / fleurie du plexus aux lèvres».

Si avant de pénétrer dans son jardin et d’aller cueillir les étranges fleurs de cette création, vous vouliez en savoir davantage sur Ahmed Ben Dhiab, je vous rappelle, qu’il est né à Tunis en 1948, est, entre autres, peintre, dessinateur, calligraphe, poète, metteur en scène, auteur, compositeur et chanteur. Il a été directeur artistique de «Celebrazione» Festival International, en Italie, de 1998-2012, ainsi que conseiller artistique et collaborateur auprès de plusieurs institutions culturelles en Europe. Peintre restaurateur de la Grande Mosquée de Kairouan, en Tunisie, il est également professeur d’art et vit alternativement en Italie et en France. Importante discographie consacrée à la poésie mystique arabe. Il expose depuis 1974 en Europe, France, Italie, Pays-Bas, Mexique, Brésil, Etats-Unis, etc. et ses oeuvres se retrouvent dans de nombreuses collections publiques et privées. Outre ses recueils de poésie, il a également publié des catalogues de peintures, livres d’art et livres d’artiste... Pour ce qui est du détail et du reste de son pléthorique c/v, je vous suggère de le découvrir sur son site (aussi intéressant que bien illustré) http://bendhiab-peinture.wifeo.com/

Giulio-Enrico Pisani

1) L’Harmattan, collection Levée d’ancre, 90 p.
2) Le 26 juillet dernier, mais si vous l’avez raté, vous pouvez encore le lire en ligne suwww.zlv.lu/spip/spip.php?article21092
3) Khal Torabully est un écrivain et un cinéaste mauricien né en 1956 à Port-Louis, Île Maurice. (Wikipedia)
4) Je l’ai présentée dans ces colonnes en juin 2013 – en ligne sub www.zlv.lu/spip-/spip.php?article9714

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, Luxembourg, 7 août 2018

 


Ahmed Ben Dhiab

JAMILA DIT

Poèmes 

Éditions L’Harmattan, Paris 2015 


Ahmed Ben Dhiab: «Jamila dit»

«J’appartiens à la grande histoire, à la mer des Phéniciens...»

 

Un peu plus de quatre ans après son recueil Fulgurances(1) et deux ans après Lune andalouse(2) , ce troubadour(3) des temps modernes qu’est Ahmed Ben Dhiab, nous chante Jamila dit(4) , un nouveau recueil, une fois de plus, de peine et d’espérance, mais plongeant cette fois au cœur de l’âme familiale et méditerranéenne: la mamma, al om, lom, inna, maman. Ces dits de Jamila, la défunte mère d’Ahmed, c’est bien sûr lui qui les écrit, qui se fait le héraut de son amour multimillénaire, une douce passion qui survole la mesquinerie, les disputes, les guerres et les vaines ambitions des hommes. Mais Ahmed n’a aucun besoin de jouer à l’historien pour cela, car Jamila, sa Jamila, c’est tout cela... et bien davantage. Il lui suffisait de trouver les mots justes, ce qui pour notre trouvère, metteur en scène, peintre, chanteur, danseur et poète des temps modernes, ne présente pas de difficulté majeure.

Aussi, Jamila dit-elle entre les pages du recueil: «J’appartiens à la grande histoire / à la mer des Phéniciens / arabe berbère africaine... // je me suis construite avec la foudre / les éclats de mon nom / la faim inexplorée // femme lune je suis / qui tète le lait du monde / l’amie qui dénoue l’inconnu». Et Ahmed Ben Dhiab de me confier personnellement: «»Jamila dit» est une méditation de quatre années dont est né ce livre-chant à ma chère mère (...) une quête (se voulant à son image) sur le sens du vivant, de l’amour, de l’humanité, de la beauté et du partage. Notre mystérieuse présence sur terre? Je te souhaite de rencontrer l’infini, l’illimité de Jamila qui invente la naissance de l’autre que nous sommes». Ce message – cela va de soi – vous est destiné autant qu’à moi, amis lecteurs.

Mais s’il prête ses paroles, ses vers et ses souvenirs à sa mère durant la première moitié de son recueil, Ahmed en appelle dans la deuxième partie aux voix de ses soeurs et frères, de sa fille, de sa femme Francesca et de plusieurs amis proches. Et cette vingtaine de pages fleurit le coeur du lecteur comme un véritable bouquet méditerranéen que le poète a cueilli pour le lui offrir avant de consacrer sa dernière partie à son propre chant, en quelque sorte écho d’amour de ce qui précède et auquel il ajoute son propre éloge: «... elle est Ève l’insoumise / femme de toutes langues du silence / la nourricière du rêve / l’esprit et le mouwashshah(5) / la conquête du possible...». Cette merveilleuse ode à sa mère, à LA mère, Ahmed Ben Dhiab l’émaille en outre – «en écho...» m’a-t-il confié – «d’autres présences de voix célèbres comme Chebbi, Darwich, Gibran, Shabestari, Hafiz de Chiraz, ou Rabi’a al-Adawiya(6) ...». Autant de voix de poètes, de mots parfois récents, parfois venus du fin fond de l’histoire, qui traversent le livre, par petites touches, sotto-voce, mais incontournables, car – nous dit Chloé Sainte-Marie – «Les mots des poètes sont éternels et nous disent qui nous sommes et où nous allons».

Dans la troisième partie, la voix du poète se confond ci et là avec celle de son fils Ahmed – oui, de même nom –, pouvant créer une certaine confusion dans l’esprit du lecteur (mais n’est-elle pas voulue?), lorsqu’il porte sur Jamila, sa mère, «... un regard songeur...» et dit «... je contemple ma mère / la cueilleuse du bonheur / dans les gestes simples de la vie...». Plus loin, Ahmed fils dit et Ahmed père écrit (et crie?) «Jamila reste / la trace du papillon / la rose la mer / l’abeille le nuage / l’arbre et la demeure (...) immuable à travers les âges / femme faite de lumière / de brise d’onde et de danse / de nacre d’ombres et tourbes / les jardins de l’Alhambra à ses chevilles...». Mais aussi: «Jamila / est le silence insomniaque / du soleil du monde /aucun rossignol / n’a le cœur de chanter l’absence / de la révélée à l’infini / la femme / l’épouse / la maman / l’amie (...) nous sommes avec toi / où que tu sois».

Ce que la démarche globale de notre poète a d’étrange, de magique et même d’exceptionnel dans l’univers de la poésie, où les poètes, livrés aux geysers jaillissant souvent incontrôlés de leur subconscient, créent, parfois malgré eux, des oeuvres essentiellement individuelles, c’est l’aspiration d’Ahmed au partage, à la communauté, à la connivence. D’entre les pages de «Jamila dit» fuse vers nous, chargé d’un souffle poétique ici émouvant, là bouleversant, toutefois moins requiem qu’hymne à la joie, un choeur de voix à l’élan mystique tempéré par une simplicité pouvant frôler le prosaïsme, mais dépouillé, avare de symboles, riche en émotions. Et c’est justement par leur simplicité et grâce à cette grandeur d’un quotidien chanté quasi-exclusivement au présent, que les vers d’Ahmed peuvent aussi bien nous faire sourire de tendresse que nous prendre aux tripes. Michel Cassir(7) écrit à juste titre «Avec Jamila dit, Ahmed Ben Dhiab plonge au coeur de son propre corps et de sources secrètes dont il ne percevait que la vague fraîcheur (...) Il délie lentement le fil d’Ariane qui le mène au point de départ qui est la seule voie unissant le passé au futur et rend au miracle de vivre sa mémoire»

Né à Tunis en 1948, Ahmed Ben Dhiab est peintre, poète, metteur en scène, auteur, compositeur et chanteur. Il a été directeur artistique de «Celebrazione» Festival International, Italie 1998-2012, ainsi que conseiller artistique et collaborateur auprès de plusieurs institutions culturelles en Europe. Peintre restaurateur de la Grande Mosquée de Kairouan, en Tunisie, il est également professeur d’art et vit alternativement en Italie et en France. Pour ce qui est du reste de son pléthorique c/v, ainsi que de ses actualités, je vous suggère, amis lecteurs, de consulter son site aussi intéressant que richement illustré http://bendhiab-peinture.wifeo.com/. D’autre part vous pouvez également le contacter sur sa page Facebook https://www.facebook.com/bendhiab.ahmed.

Giulio-Enrico Pisani

1) Fulgurances, poèmes & dessins, 115 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), déc. 2010
2) Lune andalouse, poèmes, 100 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), mars 2013
3) Trouvère ou Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, dériverait selon Maria Rosa Menocal du verbe arabe tarab, chanter, et du suffixe roman dour, tourner. Selon Richard Lemay, trobar et trobador viennent d’une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s’accompagne d’instruments de musique. (abr. de Wikipedia). Le troubadour/trobador/ménestrel(lo) arabo-latin (Minnesänger ou Minnesinger germanique) apporta une contribution essentielle au «pontage» culturel qui, partant des royaumes arabes d’Espagne (Al Andalous 711-1492), de Provence (Septimanie 719-759 et 890-973) et de Sicile (827-1091), engrossa le Moyen-âge européen des semences d’une Renaissance dont le sud méditerranéen profitera peu
4) Jamila dit, poèmes, 75 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), avril 2015
5) Poème à forme fixe arabe ou hébreu de cinq (ou max. sept) strophes à rimes variées (Wikipédia)
6) Outre le contenu humaniste de ses poèmes et quelques rares allusions au soufisme entre les vers, le fait de citer cette célèbre poétesse et mystique soufie témoigne de la spiritualité et de la philosophie universaliste du poète, vision qui «Reposant sur le fondement de la Fitra (Dr. Kojiro Nakamura), cette nature pure originelle de l’homme (...) l’amène à transcender les réflexes identitaires locaux (Mokhtar Taleb-Bendiab), les modes d’allégeance de nature tribale, les appropriations idéologiques (...) à se déconditionner» cf. universalisme musulman (http://droitmusulman.typepad.com/blog/page/177/)
7) Michel Cassir dirige la collection Levée d’Ancre chez l’Harmattan

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, Luxembourg, 30 juin 2015

 
 

lune andalouse couverture-2013

Ahmed Ben Dhiab

LUNE ANDALOUSE

Poèmes et dessins

Éditions L’Harmattan, Paris 2013 

Lune andalouse, entre une civilisation et lautre, est une tentative de ré-enchanter le monde. Elle concentre et projette le réel et limaginaire qui ont façonné le poète. Elle crée un lieu où vivre deviendrait enfin possible. Il faut lire et voir ce beau livre de révolte, de tendresse et de doute comme une boisson longue après plusieurs traversées du désert. Les mots inespérés dansent déjà dans les dessins, ils les inventent et en sont les nouveau-nés. 

Michel Cassir

 


Lune andalouse : le chemin de l’aube ?

Giulio-Enrico Pisani
 

Un peu plus de deux ans après son recueil Fulgurances, c’est par Lune andalouse,(1) un nouveau florilège, tout de peine et d’espérance, que le troubadour(2) des temps modernes Ahmed Ben Dhiab vient troubler ma quiétude. Faut-il vous dire que ce titre enchanteur, évoquant au-delà de son hispanité les onze siècles de tourmentes ethniques méditerranéennes qui lui sont liées, m’a interpellé d’emblée ? Comment lire en effet « Au-delà de l’immensité tragique / une étoile insomniaque agonise / et dans nos veines / le jour / les rêves des arbres / les exclus de l’aurore / se lavent... » sans penser au « bajo la luna gitana... » et aux « Grandes estrellas de escarcha / vienen con el pez de sombra / que abre el camino del alba. »(3) de Federico Garcia Lorca ? Cependant, dès son premier chant, Ben Dhiab élève sa poésie au-dessus et au-delà de l’éclairage andalou pour survoler la mer, le Maghreb et le Machrek jusque « dans les entrailles de Gaza » et revenir plonger dans le « sang du jasmin sur le corps de décembre ».

Dès ce premier poème, sans intitulé, sinon, peut-être – et pourquoi pas ? – son premier vers, on sent monter ce qui marquera les trois premiers quartiers de cette lune : la souffrance, l’exil, le déracinement, le sens tragique de l’être tout à la fois arabe et humaniste à notre époque... Mais, qu’on se rassure ; notre trouvère ou troubadour n’en restera pas là. Peu à peu, grâce à ses visions d’amour, sa pugnacité et son optimisme reprendront le dessus et il trouvera à profusion « sur le parvis des mosquées / mots échos à l’éclat boréal / poèmes en dérive (...) pour nous raconter l’exil des oliviers... ». À quelques vers de là, « où se chorégraphient / les pensées de l’arbre / la douleur de l’exil / sur les rivages de l’infini... », le poète rebondit et finit plus loin par fêter l’espérance : « j’écoute / les pulsations de la terre / le chant du peuple mutant / émerveillé / je caresse l’ineffable (...) et je danse / sur la circonférence de la rose plurielle ». L’influence du soufisme sur l’esprit poétique de Ben Dhiab est – ici comme ailleurs – évidente. Sauf que l’humain y reste prépondérant et n’y cède point au transcendant.

« Lune andalouse, entre une civilisation et l’autre, est une tentative de réenchanter le monde », nous confie dans sa présentation Michel Cassir, directeur de la collection « Levée d’ancre » aux Éditions l’Harmattan et poète lui-même. Évidemment convaincu, car il semble profiter de cet halo de lune pour préciser qu’« ... elle concentre et projette le réel et l’imaginaire qui ont façonné le poète. Elle crée un lieu où vivre deviendrait enfin possible. Il faut lire et voir ce beau livre de révolte, de tendresse et de doute comme une boisson longue après plusieurs traversées du désert. Les mots inespérés dansent déjà dans les dessins, ils les inventent et en sont les nouveau-nés. » Reconnaissons toutefois – la perfection n’existant pas – que tous les vers ne sont pas heureux et que toutes les illustrations ne sont pas réussies. Pour ces dernières, le tort en incombe à l’éditeur, qui publie en noir et blanc des peintures de couleur (à trois encres de chine près). Quant aux vers, l’on regrettera ça et là peu de rigueur dans l’affinage. Le poème est une régurgitation de l’âme, un geyser spontané de sentiments et de passions, et son premier jet nécessite toujours un sévère travail d’élagage. Par exemple, le neuvain page 69, affaibli par son neuvième vers, ferait un splendide huitain si à « ... l’étreinte de feu / ou se chorégraphient / les pensées de l’arbre / la douleur d’exil / sur les rivages de l’infini... » ne venait pas s’ajouter le vers « ...du double centre illimité », sans doute plein de sens pour l’auteur, mais par trop pesant. Il s’agit toutefois d’exceptions, que le poète rachète tôt fait par de merveilles de sensibilité, aussi élégantes que poignantes, comme « ... me rêver deux esprits dans un seul corps / le pourquoi et le comment / de chaque palpitation // me rêver dans vos rêves / une polyphonie cosmique / prince des roses jailli d’un baiser ». Voilà qui, au-delà de la beauté du vers, porte la voix du trouvère, poète-messager, messager et porteur lui-même, ce qu’affirme tout au long de son oeuvre l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, pour qui chaque migrant peut être passerelle entre le nord et le sud. Un troubadour, poète de l’exil, archétype du migrant...(4) Comment mieux situer, cerner (définir est impossible) Ahmed Ben Dhiab ?

Ainsi qu’on l’aura déjà compris de ce qui précède et comme je l’ai naguère écrit dans ma présentation de son recueil Fulgurances, le mot troubadour s’applique avec bonheur à ce génial artiste franco-tunisien. Tout à la fois peintre, poète, metteur en scène, compositeur et chanteur, sa poésie titille tous les parfums, les mélodies, mais aussi les hurlements de cette immense culture qui embrasse l’Occirient.(5) Ahmed Ben Dhiab est en effet bien un fils de ce melting pot culturel transcontinental millénaire unissant l’Alhambra de Grenade aux Bouddhas de Bâmiyân via le Canzoniere,(6) Les Misérables et les Droits de l’homme, que les barbares de l’histoire, de la politique, de la guerre et des intégrismes religieux ne sont jamais parvenus à étouffer.


Mais c’est, sans doute, avec Amin Maalouf, l’écrivain turc Orhan Pamuk, que l’Académie Nobel avait notamment distingué pour avoir « trouvé de nouvelles images spirituelles pour le combat et l’entrelacement des cultures », qui a le mieux défini ce pontage humain, aussi sublime qu’insuffisamment réalisé. « ... un jour, ils ont construit un pont qui joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que j’ai regardé le paysage, j’ai compris que c’était encore mieux, encore plus beau de voir les deux rives en même temps. J’ai saisi que le mieux était d’être un pont entre deux rives. S’adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l’une ni à l’autre dévoilait le plus beau des paysages ». Les poèmes de Lune andalouse sont autant de pierres contribuant à former ce que je n’hésite pas à appeler « le Pont Ben Dhiab ».(7)

Né à Tunis en 1948, Ahmed Ben Dhiab est peintre, poète, metteur en scène, auteur, compositeur et chanteur. Il a été directeur artistique de « Celebrazione » Festival International, Italie 1998-2012, ainsi que conseiller artistique et collaborateur auprès de plusieurs institutions culturelles en Europe. Peintre restaurateur de la Grande Mosquée de Kairouan, Tunisie, il est également professeur d’art et vit alternativement en Italie et en France.

(1) Ahmed Ben Dhiab : Lune andalouse, poèmes, 100 p. L’Harmattan Poésie, mars 2013, 12 €.  
(2) Trouvère ou Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, dériverait selon Maria Rosa Menocal du verbe arabe tarab, chanter, et du suffixe roman dour, tourner. Selon Richard Lemay trobar et trobador viennent d’une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s’accompagne d’instruments de musique. (abr. de Wikipedia). Le troubadour/trobador/ménestrel (lo) arabo-latins (Minnesänger ou Minnesinger germanique) apportèrent une contribution essentielle au « pontage » culturel qui engrossa, à partir des royaumes arabes d’Espagne (Al Andalous, 711-1492) et de Sicile (827-1091), le Moyen-âge européen des semences de cette Renaissance dont le sud méditerranéen arabo-berbère profitera toutefois si peu.
(3) Vers du poème Romance Sonámbulo dans le recueil Romancero gitano de Garcia Lorca. En français : « Sous la lune gitane... » et « De grandes étoiles de givre / viennent avec le poisson de l’ombre / qui trace à l’aube son chemin… »
(4) Cf. Deux Rives, Une Mer, Notes sur la nécessité de nouvelles passerelles. Essai-débat entre Giulio-Enrico Pisani et Laurent Mignon, dans la Revue GALERIE nos 2, 3 et 4 (Nov. 2010 à juin 2011)
(5) Occirient ou Orcident : termes synthétisant l’Occident et l’Orient chers à l’essayiste, poéticien et poète Jalel El Gharbi.
(6) Le Chansonnier, recueil de poèmes de Pétrarque.
(7) Dans l’esprit de mes articles « Le pont Maalouf » 1 et 2 (Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek : www.zlv.lu/spip/spip.php ? article616 et www.zlv.lu/spip/ spip.php ?article624).

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, Luxembourg, 6 juin 2013

 
 


FULGURANCES


Ahmed Ben Dhiab

FULGURANCES

Poèmes et dessins

Éditions L’Harmattan, Paris 2011

 
Sache que tu es dans un jardin de larme
un jardin de mots et de sens
à dire vrai dans un livre de morts
nul autre que toi ne boira sa lumière
atome visage utopie
océan de poussière…
 
La voix de Ahmed Ben Dhiab possède le clair-obscur des troubadours. Elle s’empare du jardin mais laisse planer le mystère longtemps après. Mais n’est-ce pas là un chant de mystique errant dans cette jungle de signes qui donne à nos cités un air de perdition. Amant du souffle de vie au point de le pulvériser pour mieux l’émerveiller. «Fulgurances» est une prise de possession de l’invisible qui fait tant défaut à nos esprits cernés par les mots d’ordre et les images calibrées. Avec clairvoyance, le poète reprend les rennes des grandes aventures de l’humain rêvant l’autre, cosmique et prochain. Dans ces textes, Ahmed Ben Dhiab scelle son pacte de jongleur des alphabets et de visionnaire des formes de l’amour.


Michel Cassir


 

Ahmed Ben Dhiab : fulgurances d’un troubadour au 21e siècle
 
Giulio-Enrico Pisani
 
Étrangement, c’est l’ineffable sourire de Siddhârta Gautama, le Bouddha Sakyamuni, qui semble nous accueillir sur la couverture de ce petit livre d’un poète aussi tunisien de naissance et arabe de coeur qu’il est chez lui près de Milan ou à Paris. Est-ce Michel Cassir, qui dirige la collection Levée d’ancre avec Gérard Augustin chez L’Harmattan Poésie (1), à qui ces poèmes ont inspiré ce sourire de Joconde orientale ? Et ce même Michel Cassir qui écrit « La voix d’Ahmed Ben Dhiab possède le clair-obscur des troubadours » ? Lui aussi pour qui « Fulgurances est une prise de possession de l’invisible qui fait tant défaut à nos esprits cernés par les mots d’ordre et les images calibrées » ?


Sans doute, car le mot troubadour (2) s’applique avec bonheur à cet artiste franco-tunisien tout à la fois peintre, poète, metteur en scène, compositeur et chanteur, dont la poésie titille tous les parfums, les mélodies, mais aussi les cris de cette immense culture qui embrasse l’Occirient. (3) Ahmed Ben Dhiab est en effet bien un fils de cette culture transcontinentale millénaire unissant l’Alhambra aux Bouddhas de Bâmiyân via Pétrarque, Les Misérables et les Droits de l’homme, que les barbares de l’histoire, de la politique, de la guerre et de l’intégrisme religieux ne sont jamais parvenus à étouffer. À l’instar de toute poésie authentique, les fulgurances d’Ahmed Ben Dhiab ne tiennent de la foudre ni vitesse, ni force de frappe destructrice, mais bien cette fulgurance qui, à l’opposé des projections d’un corps ardent, jaillit et brille dans les deux sens entre deux pôles en éruption : l’auteur et le lecteur. Leur éclat tient à l’art du poète de provoquer l’étincelle, l’arc électrique, ce passage interactif que sont les mots : atomes et briques fondamentales dont, au-delà des différences et des particularités culturelles, on bâtit ces ponts où l’on se rencontre.

La poésie d’Ahmed Ben Dhiab a beau être exprimée en français, l’arabité y est omniprésente et s’il affiche d’emblée la couleur de sa dualité occirientale (4), il ne s’en dissimule pas les difficultés. N’écrit-il pas dès son second poème : « ... loin de mon orient second / un cheval de légende / porte l’orage et la douleur d’autrui / je parle à deux absences / El-Maari (5) et Dante... ». Mais c’est un peu plus loin, aux pages 14 et 15, que nous trouvons déjà rassemblés les deux grands caractères, thèmes et lignes de force de tout l’ouvrage. D’un côté, l’élément pictural et graphique – toute la poésie de Ben Dhiab est autant peinture qu’écriture – dont mon ignorance de l’arabe ne me permet d’apprécier que l’esthétique, développe une imagerie allégorique récurrente à travers tout le recueil. De l’autre, le poème affirme son rêve de remise à zéro, de « da capo », de nouveau départ : « Je voudrais revivre / le cri premier de ma naissance / et celui de demain / pour me parfaire encore (...) je voudrais dire partager l’autre séisme / la sauvagerie de l’enfance... » Soixante-dix pages plus loin, c’est encore ce désir permanent de régénération qui s’exprime dans ces vers sublimes : « J’ai égaré mon chant / dans la maison de ma mère / car le soleil d’octobre / nous a fait ses adieux... »

Voilà qui me rappelle « Seul le vieux tapis fleurissait le sol » (6), l’un des plus bouleversants poèmes de Salah Al Hamdani, cet autre cosmopolite prisonnier de la liberté ! Mais si les deux poètes chantent l’un comme l’autre le cocon, le paradis perdu, chez Ahmed Ben Dhiab, aucune amertume n’est liée à l’image de la mère, qui reste à travers les âges cette terre que le géant Atlas doit toucher pour retrouver sa force. Et ce monde désiré de l’enfance, de l’innocence, de la naissance, de la renaissance, de la pureté, d’une nouvelle chance, de la mère, du recommencement, du regard d’enfant, nous accompagne tout au long de cette oeuvre somptueuse qui, après quelques tergiversations, s’embrase d’amour, connaît la tristesse, souffre du tragique et découvre la fureur… Par et grâce à l’écriture, bien sûr, qui, bien davantage qu’outil ou vecteur d’expression poétique, constitue avec la renaissance – dont elle sera l’instrument – les fondations de l’édifice poétique de Fulgurances. Et les mots langue, écrire, lettre, grammaire, alphabet, calame, encre, calligraphie, signe, chiffre, syllabe, qui y pullulent, sont autant d’éléments lisibles de cette « grammaire de l’invisible » où nous introduit le poète.

Ces deux thèmes majeurs – d’une part l’écriture et d’autre part l’enfance – se retrouvent dans la splendide dramaturgie de l’étudiant, l’enfant papier, de l’un des derniers poèmes du recueil : « écrire / l’hymne du printemps... » qui s’achève (ou renaît) en fanfare par l’« écrire / l’excès du rêve du jasmin / l’enfant pa-pier / la question / la distance du monde / alliée du cri du blé et de l’oeillet. ». Formidable prémonition, que ce chant écrit longtemps avant la révolution de jasmin qui vit les étudiants tunisiens soulever le peuple et renverser la dictature en chantant l’hymne du prin-temps arabe face à un monde qui garda prudemment ses distances !

La réponse au mystère de cette « voyance » nous serait-elle donnée par ce chantre d’un nouveau soufisme qu’est Ahmed Ben Dhiab à la page suivante, où les mots « écrire le moi peau / l’exil de l’orange / les braises du silence / l’incandescence / les souffrances de l’autre... » culminent neuf vers plus loin dans l’(auto ?)invocation : « O derviche / d’où te vient le poème / sinon du même lieu que la transe / et ton chant qui dit trop l’abîme la souffrance / a-t-il plus de rage et de lumière que le sang de ta danse » ? Notez, chers lecteurs, que ce point d’interrogation est le mien, car dans cette dernière strophe de ce dernier poème du recueil, le poète se répond à lui-même, comme s’il voulait nous faire comprendre, que chacun doit trouver en soi réponse à ses questionnements. Autre interrogation, est-il vrai, mineure : pourquoi, quand « le poème naît de toi de moi » page 38, a-t-il perdu le « soleil bleu sourire » qui l’éclairait encore dans sa première version, page 30 ? À vous de le découvrir tout en vous délectant de ce beau recueil et, si vous ne trouvez pas, de poser la question à l’auteur, dont le mail celebrazionefestival@alice.it figure d’ailleurs en première page de son très intéressant site http://bendhiab-peinture.wifeo.com/.

(1) Ahmed Ben Dhiab : Fulgurances, poèmes, 120 p. L’Harmattan Poésie, décembre 2010.
(2) Sur l’origine du terme Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, Maria Rosa Menocal donne comme hypothèse du mot « Troubadour » le verbe arabe tarab, chanter, et le suffixe roman dour, tourner. Richard Lemay propose que l’origine de trobar et trobador viennent d’une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s’accompagne d’instruments de musique. (Wikipedia)
(3) Occirient : terme synthétisant l’Occident et l’Orient cher à l’essayiste, poéticien et poète Jalel El Gharbi.
(4) Voir note 3
(5) Sur El-Maari, lire notamment mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2262
(6) « ... Je t’ai trouvée enfin / dans un jardin nu / avec ton grand châle noir / l’esprit en dérive / enfilée dans tes prières / l’âge cousu sur le visage // J’ai cru serrer un palmier agonisant / Puis dans mes bras, / j’ai reconnu ma mère. » Sur Salah Al Hamdani, lire aussi mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2852

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, Luxembourg, 25 février 2011 
 


AHMED8

Salim Jay : un nomade tunisien : Ahmed Ben Dhiab, chanteur, poète et peintre 
 
Le Soir Echos, Paris, 19 juillet 2010  

Quelle chance que dévoquer lœuvre aux multiples facettes dAhmed Ben Dhiab, griot et nomade tunisien, qui chante en arabe de grands poètes en saccompagnant au luth, écrit des poèmes en français, parle italien, dessine dans la langue universelle des formes et des visages et semble tatouer lombre dun signal de lumière dès quil fait son apparition ! Luthiste et lutteur. La chance, cest écrivant son nom, dentendre passer son souffle et sa voix car qui la entendu une fois, puis une autre, et encore une autre, se lincorpore mystérieusement. A lécoute du souvenir que jen ai, tout revient, lémotion, la surprise, lenvol vers un ailleurs palpable dans lici maintenant, la suggestion généreuse du meilleur en nous. Sa discographie comporte dix titres depuis 1978, lorsque le Club du Disque Arabe, à Paris, publia « chant et percussion », jusquà Safar (Milan, 2005) en passant par un disque unissant en 1994 les poèmes dAndré Velter et lart comme choral dAhmed Ben Dhiab qui, de sa voix semble unir une brassée dénigmes résolues au moment même où lartiste les alimente de son émotivité active. Nul étonnement à ce que son recueil de poèmes « Les baliseurs de songes » (LHarmattan, 2007 ) soit accueilli dans une collection intitulée « Levée dancre. » Ghislain Ripault , dans sa préface à ce volume où palpitent les intuitions et les espoirs ravivés dAhmed se souvient du jour où il découvrit ce barde séduisant qui ne flatte quune vérité intérieure dont il veut faire un bien commun et sans pareil : « Un homme à barbe et chevelure quasi tourbillonnantes psalmodiait, criait, chuchotait, débridait ses poèmes où salliaient douceur et virulence dans un vertige instantané, passant de laigu, exalté pic, à la plus grave des explorations abyssales, virtuosité vocale sidérante… » Les livres eux-mêmes deviennent chez Ben Dhiab concerts, chants tatoués ainsi quil intitulait son livre dart paru en 1987 à Rotterdam et qui unissait poèmes donnés à lire en arabe, français et anglais, à des dessins pas moins vigoureux chez cet artiste complet. « Le baliseur de songes » accueille demblée un poème qui est comme le formulaire explicite des causes et des effets quon osera dire en DHIABlés : « brune et sereine / comme la terre / la voix respire / la douceur / la douleur / la lumière / à venir / sinscrit en transe / la naissance du monde / un chant dextase / se module / se couche / vibre / dans la poussière des étoiles / et danse / sans corps / le corps funambule / (…) soffre la parole de sable / berceuse solaire / dans nos silences bouleversés. » Les poèmes de Ben Dhiab me font revenir à lesprit, parce quils émanent dun chanteur qui est aussi peintre et invite à danser consciemment la vie, ce quécrivait en 1980 dans la Nouvelle Revue Française le poète Jean Grosjean – qui, comme Jacques Berque se mit au défi de traduire le Coran : « On doit à lIslam davoir sauvegardé la plus notable part humaine du charme christique, cette présence de linstant humain, cette immensité de linstant humain que souligne un particulier hochement de tête, un imperceptible haussement dépaules, ces traces visibles ensemble que discrètes dune liberté interne, dune constante conscience diffuse de la totalité du temps et de lespace et de leur limite. » C'est l'étrange pouvoir de lartiste total quest Ahmed Ben Dhiab que de stimuler la créativité sensorielle du lecteur, de lauditeur, du spectateur en nous délestant de la part de simulation qui menace dans la relation que nous entretenons avec nous-mêmes et/ou avec autrui. Les vrais poètes, ce sont les gens qui déblaient la route, élargissent lhorizon et précisent, soudain, le pouvoir de limpondérable. Dans « Le baliseur des songes », Ahmed Ben Dhiab fait fleurir des questions intenses, profuses que résume ceci : « mais où en sommes-nous avec la lumière / la fleur dair / ce double / cet envers. » Et sa réponse est la proclamation dun idéal éloigné des sarcasmes décourageants comme des stupeurs affligées. Le poète nous imagine épargnés par les défaites programmées, réfutant les victoires futiles comme lui-même se veut « libre de vivre / voyager / rêver / croître / au delà du carré du cercle / libre de créer / un monde meilleur. ». 
 


A.BEN DHIAB


Ahmed Ben Dhiab

LE BALISEUR DES SONGES

Poèmes et dessins

Préface de Ghislain Ripault

Éditions L’Harmattan, Paris 2007 


 Préface de Ghislain Ripault 


Paris, mai 2007
 

S’il faut un commencement dès le plus jeune âge, disons, ne pas hésiter : le dessin la peinture - une vibration intime, essentielle, métaphorique. En quelque sorte initiée lorsque enfant Ahmed Ben Dhiab aimait visiter « la maison des mystères » dans le musée national du Bardo, près de Tunis, sa ville natale. Il y admirait les dieux sculptés qu’il en vint à dessiner comme pour faire sien le geste qui donnait corps, et formes, et rêveries, sans la rescousse alors peu convaincante des mots. Il « parlait », mais autrement, et peu à peu élaborait des « visions », des récits gigognes, très imagés, jusqu'à rendre plus tard par le conte la véracité sociale des énigmes ainsi esquissées, comme l’on montre tel sentier dans la nuit des broussailles ou des patios.

Quand il eut vingt ans, il s’éprouva trop isolé, sur sa rive, désireux de franchir à sa façon un cap, d’élargir sa palette, et donc sa voie - peu après le printemps hexagon de 1968 qui, heureusement pour certains, resterait un « mai hors saison » (dixit Guy Benoît). Alors il chanta, comme on exprime la ténue et forte matière du souffle quand elle se fait magie incarnée. C’est par ce sésame qu’Ahmed Ben Dhiab m’ouvrit à son univers multiple et ombiliqué, découvert en l’an 1980 à Paris sur la scène du Théâtre universitaire : un homme à barbe et chevelure quasi tourbillonnantes psalmodiait, criait, chuchotait, débridait ses poèmes où s’alliaient douceur et virulence dans un vertige instantané, passant de l’aigu, exalté pic, à la plus grave des explorations abyssales, virtuosité  vocale sidérante, portée par l’intense activité sonore du percussionniste Claude Louis, son complice ès rythmes, pulsés jazz, et, à cette occasion, enfiévrée à bras tumultueux par un batteur de hauts tambours, Mat Samba. Rien qu’en décrivant à brève allure ce qui fut un choc viscéral et spirituel (la salle en transe), l’émotion de ce déjà lointain alors me fait danser des doigts sur le clavier de ma machine à écrire - Olympia. Voilà comment, sans tergiverser l’on se fait un ami.
Par cette exubérance qui mêlait trois pratiques – jazz, migré en Europe, incantation arabe, giratoire même, expressivité africaine - Ahmed ben Dhiab se révélait un expérimentateur sans frontières, un passionné de rencontres faites creusets comme il ne cessera d’en fomenter. Il illustrait par la preuve son besoin « de mettre en connexion, dit-il, différents moyens d’expression, et ainsi plonger dans une création en devenir continuel ». Il en témoignait dès 1982,   
lors d’un entretien à rebondissements (digressions, inserts, contes, évocations, théâtre dessiné, paroles de compagnons de voyage…) qui sous un titre programme, « A la découverte des griots et nomades du XXe siècle », saluait de précieux rétifs aux injonctions de plus en plus pressantes à courir toutes sortes d’estrades1. Et encore aujourd’hui, puisqu’il a pu fêter les dix ans du Festival international de la musique et des arts, qu’il anime comme un derviche passeur, baptisé d’un mot-chorus, infiniment approprié : Célébration (« de naître/ sédiment/poème/atome/sexe/parfum/lumière/incantation/bles-sure… »). Récapitulons : au commencement était le verbe célébrer.
Cela sans déroger à une cohérence parfois ombrageuse depuis les chevauchées combatives jusqu’aux ressacs pacifiés, mais toujours sur la brèche ne cédant rien aux dogmes commerciaux. Il a ainsi affiné ses choix esthétiques, allant de plus en plus vers la méditation, cette quête intime et accueillante, où la voix se soumet à l’épreuve cruciale du silence, qu’elle brise comme l’étrave d’un esquif dont le sillage s’abolit sous une écume de syllabes inouïes. Point d’autre salut, probablement, ni d’autre chemin que – cheminer, emprunter pour, d’un éclat, à nouveau les vouer au brûlis des formes, les passerelles, traverses, imbroglios, issues d’éphémères secours, s’il en est, toutes les lignes de crête et d’entailles, la main tendue, parfois sur la poitrine ou le ventre, quand le chanteur doit palper tel un fruit de parturient la vitalité du son dont la gorge, la bouche, les lèvres, hérauts du corps - instrument, font l’offrande. Et celle-ci, fuyante, nous requiert, en une fraction de seconde, merveilleux funambules.
Autrement dit, vu, dessiné, lu, composé… paroles de sable, Chants tatoués, selon l’indication précise de Dhiab lui-même, qui ainsi titra un « concert » de poèmes et de narrations graphiques paru aux Pays-Bas2. Son art « a pour fonction, écrivit dans son avant - voir et entendre - le peintre Francis Bernard, de nous rendre proches et familières ces images vocales et figuratives qui sont, sans doute, celles de nos frères et sœurs voisins, ceux-là mêmes qui peuplent l’invisible ». A quelque vingt ans de distance, par mots et par gestes (la voix ? collez l’oreille sur la page !), Ahmed ben Dhiab propose des poèmes qu’ont tamisés ses expériences, et d’entre lesquels naissent des corps, des visages, des regards qui exhortent à commuer tout langage mortifère en « chant des étoiles affranchies ». Par  ces temps de vaines prestidigitations à usage stroboscopique, il semble que ce soit demander, pour ne citer qu’un exemple, aux dieux du Bardo d’apprendre à vivre - en clair, à copier l’enfant qui naguère passa parmi eux.


1 Dossier de 30 pages Mot pour mot n° 5-6, Paris, été 1982.
2 Chants tatoués trilingue (anglais arabe français), 130 pages, grand format, éditions Hiwar, Rotterdam, Pays-Bas, 1987. Les dessins d’une méticuleuse mise aux points et en traits sont magnifique labyrinthe de fables. Par ailleurs, Ahmed ben Dhiab a donné de nombreux concerts et enregistré plusieurs CD.

 

«...Là où tangue la caravane d’amour»
 
 Par Cécile Oumhani
 
Les espaces mal connus nécessitent qu’on les balise pour ne pas s’y égarer. Au-delà de l’inquiétude que se perdre pourrait susciter,  la traversée de contrées nouvelles est exaltation, enthousiasme.
Le monde où il nous est donné de vivre n’est-il pas déploiement presque infini de choses, de lieux et d’êtres à découvrir ? Et une vie est mille fois trop courte pour en épuiser les promesses.  Ahmed Ben Dhiab se met en chemin de la terre aux étoiles, en passant par le soleil et par la lune, là où « tangue la caravane des continents d’amour », ivre de beauté et d’immensité. Il saisit le souffle des «planètes en flammes» comme « le chant insensé » de « l’océan de feu ». Ses mots sont portés par une puissance ignée, pétris d’une lave mystique. Point de feu destructeur… Non, bien plutôt ce qui est lumière et qui éclaire la nuit cosmique. Une lumière qui illumine et balise, non seulement les songes, mais tous les replis de la vie, ceux qu’aperçoit le voyageur dans l’errance et la contemplation…. Une sublime légèreté qui enivre comme un parfum… Le poète écoute le silence, l’ineffable qui jouxte les mots, se dérobe et ne s’approche pas plus que la brise. Il fraye des chemins de crêtes nocturnes, escarpés très haut par-delà le vide, entre le clair et l’obscur : « fêter la rose le cantique l’eau / Et la lumière souveraine de l’âme/ ô ma joie ô ma douleur ».  Et là sur ces fragiles hauteurs, il chante la mère, la fille, la vie, lui l’amoureux de « l’astre funambule ». Il a élu son jardin dans les riches terres d’un Orient ancien qui chatoie aussi de semences d’Occident.  Tendre, il s’éprend des vols de papillons qui sommeillent au couchant de ses paupières. Ahmed Ben Dhiab est poète, musicien et peintre et son recueil fait place aux visages muets qu’il y a peints et dont les poèmes entonnent la polyphonie.  Un recueil où le lecteur voyage, emporté par la douceur du rêve et la foi dans une sagesse possible, celle qui se laisse entrevoir, entre les mots, entre les choses.


 

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